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 Fabricants de Fougères 

Source : Florent Le Bot, « Fabricants de Fougères », in DAUMAS(Jean-Claude) et alii (dir.), Dictionnaire historique des patrons français,Flammarion, 2010, p. 288-290

 

Fougères est demeurée, du milieu du XIXe siècle jusqu’au dernier tiers du XXe siècle, une  place productive majeure pour la chaussure, essentiellement un produit moyen de gamme  pour femmes.  Qualifier son patronat de manière abrupte peut s’avérer hasardeux, car chaque  expression possiblement caractéristique appelle immédiatement son contraire : masse indistincte, dominée par quelques figures ; patrons nouveaux- venus, émergeant d’un creuset  endogamique ; patronat réactionnaire, sachant engager des compromis sociaux avec les ouvriers ; individualistes ombrageux, travaillés par la nécessité du collectif ; fabricants  routiniers, s’emparant d’innovations.

La démographie patronale repose sur un vivier de propriétaires exploitants, qui épouse les  cycles chaotiques de l’économie fougeraise. Ainsi, pour neuf fabriques en 1861, on en recense trente-sept en 1899. Leur direction, pour beaucoup d’entre-elles, associe un homme de l’art avec un ou deux porteurs de capitaux chargés de la gestion. Beaucoup viennent du négoce, mais nombre d’entre eux sortent des fabriques existantes. Ce sont pour la plupart de très petits entrepreneurs, au capital de départ réduit, dont la survie professionnelle est peu assurée : en 1890, seules six fabriques subsistent sur les onze créées avant 1871, quatre sur les quinze constituées entre 1873 et 1887. Leur nombre s’élève à une centaine durant les années 1920, mais la crise des années 1930 puis la guerre et l’Occupation éclaircissent leurs rangs  jusqu’à les réduire à soixante-sept en 1948. Alliances familiales et stratégies matrimoniales, accompagnant une réussite conduite par la deuxième, voire la troisième génération, achèvent de fermer un milieu qui dès l’origine se révèle largement issu du cru. Enfin, ce sont vingt-sept établissements concentrant les effectifs qui profitent des années de croissance, tandis que la crise des années 1970 réduit l’ensemble à quelques unités durant les années 1980-1990. Depuis 2008, il ne reste qu’une fabrique, JB Martin, perpétuant l’identité du fondateur Jean-Baptiste Martin (1921), encastrée dans un groupe international dont le « patron » n’est plus à Fougères.

 De cette masse patronale se détachent quelques figures notables dont la trajectoire marque celle de la place. Hyacinthe Cordier, qui a passé vingt ans aux États-Unis, reprend en 1869 une fabrique de chaussures. Dès 1873, il utilise des machines américaines pour l’assemblage ; en 1878, il adjoint à l’équipement de son usine, des machines à vapeur et mécanise la production. L’entreprise devient la première de la place et le reste au moins  jusqu’en 1914. Sous l’influence de Cordier, l’utilisation des machines se généralise. Son fils Gaston, qui prend sa succession associé à son frère René, crée en 1900 la chambre syndicale des fabricants de chaussures de Fougères. L’écrivain fougerais Jean Guéhenno dresse un tableau saisissant de ses membres : « Autour [de Cordier] siégeaient une trentaine de patrons. Quelques-uns très valables, le plus grand nombre bourgeois calculateurs et économes, habitués dès longtemps au profit sur le travail des autres, bons chrétiens sans remords et, selon leur compte, sans péchés, quelques parvenus récents aussi, qui avaient plus mauvaise conscience et se souvenaient encore assez bien de ce qu’était un centime pour savoir que, dans certains cas, leurs camarades de la veille seraient capables, pour lui, de se battre jusqu’à la mort […] ». 

L’extrait dit l’âpreté des rapports sociaux marqués par un quotidien en commun, le voisinage de l’habitat, la proximité de l’extraction sociale, les croisements de parentèle, etc. Familiarité et intimité attisent plus qu’ils n’apaisent les conflits, qui valent à Fougères son surnom de « rouge ». Les grèves marquantes de 1906, 1913, 1932, etc., contraignent ce patronat, malgré ses réticences, à se concerter face aux revendications ouvrières. La chambre de commerce (1870), la succursale de la Banque de France (1899), etc., sont autant de cénacles où se coordonner. Avec la crise des années 1930 et la concurrence étrangère, ils font bloc pour obtenir des pouvoirs publics des mesures censées les protéger : c’est la loi Le Poullen de mars 1936 (du nom du député de Fougères). Durant l’Occupation, ils délèguent leurs représentants (Hamard Pacory puis René Gâté) auprès du comité d’organisation du cuir afin de défendre leurs positions en termes de répartition de ressources et de commandes. Avec les Trente glorieuses, se dessine un nouveau pacte économique et social qui se traduit par l’adoption des pratiques fordistes et un accroissement de la productivité et de la production conjugué à une augmentation des rémunérations et des droits salariaux. Hippolyte Réhault montre la voie en la matière, au sein de ce qui est désormais, avec JB Martin,l’une des deux principales fabriques de la place (1 200 salariés chacune en 1966). Par ailleurs, il poursuit, après d’autres de ses pairs, une tradition de l’engagement en politique : il est conseiller de la République  pour l’Ille-et-Vilaine de 1946 à 1948 et maire de Fougères de 1947 à 1965. MRP, il se révèle ouvert au dialogue avec le syndicat désormais dominant de la branche, la CFTC puis CFDT. L’influence chrétienne s’avère un autre trait marquant de ce patronat. Avec la dépression économique des années 1970, beaucoup de ces patrons, devenus âgés et qui se sont élevés avec leurs salariés, ont des scrupules à se séparer d’une partie d’entre eux. L’hécatombe des années 1970 peut se lire également sous l’angle des réticences à la restructuration.Jean-Claude Duriaud, repreneur de JB Martin (1986-2003), tranche avec cette histoire  patronale séculaire : il n’est pas fougerais (il est né en Saône-et-Loire), n’a pas été formé dans la chaussure (il est diplômé de HEC) ; surtout, il fait de JB Martin une entreprise mondialisée qui ne conserve à Fougères que la conception et le contrôle de la finition du produit. L’histoire du patronat fougerais s’avère aussi celle, successivement, d’un territoire replié, en  expansion, puis globalisé