Publication Art et Histoire n° 28, année 2015

 

L’ABBÉ LOUIS BRIDEL, apôtre social

Le Sillon1, mouvement laïque progressiste créé en 1894 par Marc Sangnier, cherche à réconcilier l’Eglise et les masses populaires et promeut la démocratie chrétienne ; il est implanté à Rennes dès 1904 et de nombreux cercles « sillonnistes » sont créés dans les villes ouvrières de Bretagne. Le Sillon n’organise pas de syndicats nettement estampillés, mais ses militants sont très engagés dans le combat social, tout en appartenant parfois à un syndicat de sensibilité différente. Le Sillon a son propre journal : Le Sillon de Bretagne, ses idées s’expriment aussi dans l’Ouest-Éclair fondé en 1899 par l’abbé Trochu, proche du mouvement.

Bien que son influence ait été réduite après sa condamnation en 1910, le Sillon a laissé plusieurs empreintes à Fougères : il a encouragé la création de coopératives de production et de consommation et les abbés démocrates ont tenu à rivaliser aves les coopératives socialistes antérieures ; parmi eux, un pionnier hors du commun, l’abbé Louis Bridel.

 

L’abbé Louis Bridel (1880-1933) était originaire de Martigné-Ferchaud où sa famille tenait un commerce en gros de beurre et œufs.Formé au séminaire Saint-Sulpice d'Issy-les-

Moulineaux, il est en contact avec des personnalités très ouvertes sur la mission sociale de l'Eglise et il participe aux cercles de réflexion du Sillon.
Après de brillantes études en Théologie à Rome, un bref passage à Brielles et à Rennes, il arrive en 1909 à Fougères comme vicaire à Saint-Léonard ; il est chargé de l'Œuvre Saint- Joseph, service de patronage et d'éducation populaireet de la société sportive "Le Drapeau". Très vite, il oriente son ministère vers le monde ouvrier, choix assez atypique à l'époque mais en conformité avec l'encyclique de Léon XIII Rerum Novarum exposant la doctrine sociale de l’Église.

À partir de 1914, l'abbé Bridel préside à la fondation de syndicats chrétiens, en partie pour contrebalancer l'influence des syndicats marxistes. Le premier est le Syndicat Professionnel des Ouvriers Catholiques de la Chaussure, dit « Syndicat Vert ». Cette initiative soulève des protestations et suscite des soupçons d’entente tacite avec le patronat, même dans l’esprit du sous-préfet de Fougères qui alerte le préfet d’Ille-et-Vilaine le 25 avril 1914 en ces termes :

J’ai l’honneur d’attirer votre attention sur un syndicat dont je vous adresse un exemplaire des statuts et qui a été fondé à Fougères sous le nom de « Syndicat Vert » par M. Bridel, Vicaire à l’église Saint Léonard, Directeur du patronage Saint Joseph.
Diverses réunions privées ont été organisées la semaine dernière par M. Bridel avec l’aide du syndicat catholique du chemin de fer.

A l’heure actuelle, ce syndicat qui ne paraît pas devoir obtenir le succès escompté par son fondateur compte quatre-vingts membres.
Il est patronné en réalité par M. Gaston Cordier et par le syndicat patronal que l’on retrouve dissimulé derrière les organisateurs chaque fois qu’une action réactionnaire est tentée à Fougères(...)

Le syndicat ouvrier s’est ému de la formation du syndicat catholique. Il a l’intention d’organiser prochainement une réunion publique et contradictoire sur la nécessité d’un syndicat unique, la division des forces syndicales ne pouvant, disent les dirigeants de la Bourse du Travail, que favoriser l’action patronale et rendre plus difficile la solution desconflits du travail. 2

Le Sous-Préfet

Après la Première Guerre, plusieurs syndicats d’obédience catholique dont le Syndicat des Ouvriers en chaussures et le Syndicat des Employés de Commerce s’allient pour former l’Union Syndicale Catholique dont le siège se situe dans l'ancien hôtel de Marigny, rue Chateaubriand. Le premier président de l’Union est Jean Allain. Entre autres attributionsprévues dans les statuts, l’Union tient le registre des offres et demandes d’emploi des syndicats adhérents. Elle garantit le conseil juridique et assume les frais de défense ; elle constitue une caisse militaire et « de trousseaux ».

Dès 1922, l’abbé Bridel quitte la paroisse Saint-Léonard où son apostolat soulève beaucoup d'hostilités et se domicilie rue Pasteur pour mieux se consacrer aux œuvres sociales; il en est nommé officiellement l'aumônier en 1924.
L'ancien Hôtel de Marigny, au 3 rue Jean-Jacques Rousseau (aujourd’hui, 18 rue Chateaubriand) est vite appelé à devenir le creuset de l'action sociale de l'abbé Bridel : sous sa tutelle, se mettent en place cercles de recherches, cours ménagers, dactylographie et formation professionnelle, bibliothèque, bureau de secours mutuels, bureau des emplois... En somme, le 18 rue Chateaubriand, c’est la Bourse du Travail formule catho : il est à la fois pôle syndical et éducatif et il accueille les militants de la J.O.C.

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L’abbé Bridel fait aussi intervenir plusieurs conférenciers, dont le célèbre abbé Desgranges3 pour disputer entre adversaires et emporter les convictions sur des sujets brûlants. Toutefois, en janvier 1913, les Socialistes organisent un tel charivari que ni l’abbé Desgranges ni l’abbé Bridel ne peuvent prendre la parole, c’est dire le climat ! mais la bataille n’est jamais perdue, l’abbé Desgranges interviendra à plusieurs reprises. Charlemagne Broutin, représentant des syndicats libres du Nord donne trois conférences dans plusieurs quartiers de Fougères, les 18, 19 et 20 avril 1914. En 1919, Louis Bridel invite à la verrerie de Laignelet, avec l’accord de Chupin, Jules Zirnhed, président du SECI à l’origine de la CFTC.

Entre les deux camps, les couteaux sont souvent tirés : ainsi la demande de coopération de l’Union catholique adressée à la Bourse du Travail le 30 août 1920 pour faire avancer les revendications communes reçoit cette réponse cinglante : « Il n’existe qu’un patronat et de même une seule classe ouvrière. Vous reconnaissez de part votre appel que l’action divisée ne porte pas profit... »4

De temps à autre, l’Écho paroissial de Fougères distille la doctrine sociale de l’Eglise. Certains titres parlent d’eux-mêmes et reflètent l’ardeur militante, citons : L’Eglise et letravail (déc. 1920), Le Devoir Syndical, petit pamphlet anti-marxiste, pas très charitable. Plus tard, la revue Entre Nous, créée par l’abbé Bridel, accentuera le message social.

Entre nous, revue fondée par l’abbé Bridel, archives CFDT Le devoir syndical

Les nombreuses affiches placées sur les murs de Fougères ces temps derniers démontrent l’actualité de la question syndicale pour nos ouvriers et ouvrières. Nous rappelons à nos catholiques qu’aucun d’eux n’a le droit de s’affilier à ces sociétés qui combattent sournoisement ou ouvertement les principes chrétiens et l’Eglise. Il existe heureusement dans notre ville des Syndicats qui s’appuient sur une doctrine sociale chrétienne. Ces syndicats sont à même de défendre aussi bien et même mieux que les autres vos intérêts professionnels et sont plus aptes à hâter le progrès social en faisant respecter par tous et pour tous la justice. C’est pour tout travailleur, ouvrier ou ouvrière, un devoir de donner son adhésion à ces syndicats, au même titre que c’est un devoir pour tout citoyen de voter en temps d’élection. L’ouvrier ou l’employé catholique manque à son devoir, non seulement s’il adhère à un mauvais syndicat, à la C.G.T. pour parler clairement, mais encore s’il s’abstient d’adhérer au syndicat chrétien. S’abstenir, c’est encore prendre parti. Refuser son concours au syndicat chrétien, c’est favoriser les syndicats révolutionnaires qui sont forts surtout de la faiblesse des honnêtes ouvriers et ouvrières et de leur organisation.

De même qu’aucun citoyen catholique n’a le droit de s’abstenir de voter aucun travailleur catholique n’a le droit de rester à l’écart de la lutte syndicale. Les ouvriers et ouvrières qui ne veulent pas se syndiquer font le jeu des révolutionnaires.

Ouvriers, ouvrières, employés, remplissez votre devoir syndical, donnez votre adhésion aux Syndicats chrétiens.
Écho paroissial de Fougères, décembre 1925

 

 

La création des coopératives ouvrières

En 1919, à peine démobilisé, l’abbé Bridel reprend ses activités à l’Œuvre Saint-Joseph et inaugure un cinéma associatif, l’Idéal-Cinéma. A la veille de Noël 1919, il ouvre l’Étoile Fougeraise, coopérative de consommation destinée à pourvoir aux achats de première nécessité. Partie avec 120 sociétaires, elle connaît un essor rapide et s'implante solidement à Fougères où elle dessert bientôt cinq dépôts.

Désormais, l'abbé Bridel va privilégier le modèle coopératif qui, à ses yeux, a le mérite d'associer les employés à la gestion de l'entreprise. Cette structure existe déjà à Fougères dans l'usine de chaussures "Chez Nous ", rue de Rennes fondée en 1908 : elle a été inspirée par l'abbé Chesnais, alors vicaire à Saint-Sulpice, proche du Sillon.

Au prix de multiples difficultés, il décide en 1921 de fonder la coopérative de La Cristallerie pour venir en aide aux 120 grévistes de la verrerie de Laignelet, licenciés par leur directeur Henry Chupin. Pari audacieux mais comment laisser sans logement ni ressources ces verriers coupables d'avoir approuvé les revendications salariales exprimées en Conseild’Usine par Jean-Marie Chaperon, secrétaire du nouveau syndicat des Verriers et de s’être opposés à sa mise à pied ? Il multiplie les démarches pour trouver un site d'implantation et des fonds. Sur un terrain et quelques hangars à fourrage qu’il loue à l’Armée, il fait bâtir un four et aménager des dépendances avec les dons et souscriptions des ouvriers et des Fougerais sympathisants.

 

En juillet 1921, le Bureau de l'Assemblée Générale élit Louis Bridel président de la Cristallerie et Gaston Jeantroux, ancien verrier, devient directeur technique.Lepremier octobre 1921, on souffle les premiers verres, la grève de Laignelet a commencé le 3 janvier... 173 verriers ont suivi.

Pour retrouver une clientèle, deux commerciaux sont recrutés ; l'abbé Bridel participe lui- même à la prospection commerciale et, pour répondre au besoin de main d'oeuvre, il fait appel aux jeunes du Morbihan formés sur place. En 1922, il adjoint à la Cristallerie un restaurant coopératif, le Foyer familial.

La reconnaissance des droits sociaux

Après un départ difficile, l’entreprise, organisée en coopérative, décolle et réussit à trouver un équilibre financier. Suivant le système coopératif, les ouvriers participent aux bénéfices. La Cristallerieest à la pointe du progrès social et ses avancées supportent aisément la comparaison avec les conquêtes des syndicats laïques. Elle accorde une prime à la naissance et un congé-maternité, une allocation familiale à partir du troisième enfant (1924) et met progressivement en place une mutuelle-maladie (1926) en complément des assurances sociales puis un système de retraite. Le temps de travail est réduit à huit heures trente puis huit heures et elle octroie six jours de congés payés dès 1928, bientôt suivis de six autres.Sous sa forme "coopérative",la Cristallerie s'installe dans le paysage industriel fougerais jusqu'en 1977.

Pour loger les familles des verriers et permettre l'accession à la propriété, il créé en 1922 « le Foyer fougerais »,5 société coopérative d’habitations à bon marché : une centaine de maisons sortent de terre aux Orières et autour de la Cristallerie : la cité Jean Allain, celles de la Madeleine et de Mare Bouillon lui doivent leur existence. Le « Foyer Fougerais » gère aussi les jardins ouvriers.

En 1924, une entreprise de menuiserie en difficulté est transformée en coopérative : « Le Genêt d’Or ». Les employés élaborent eux-mêmes les statuts de leur société, tandis que l'abbé Bridel organise son financement.Quatre ans plus tard, une nouvelle coopérative de production de chaussures prend son élan : l’Abeille avec, à sa tête, Joseph Chemin.

Au cours de l’année 1927, l’Abbé Bridel fonde, sur l’actuelle place Lariboisière, la « Banque coopérative industrielle et agricole» pour affranchir les coopératives à l’égard des organismes de crédit, autre initiative qui lui vaut beaucoup d'inimitiés. Sa dernière création sera celle de « la Mésangère », société chargée de l’organisation des colonies de vacances.

En octobre 1933, son état de santé l'oblige à cesser ses activités et nécessite bientôt une hospitalisation: le mal l'emporte le 19 décembre 1933. La presse régionale et nationale salue son engagement et son rayonnement.

Lettre d’encouragement de l’abbé Bridel alors en sanatorium à ses amis CFTC, 3 juillet 1920, Archives CFDT.

« Il y a tant à faire au point de vue social à Fougères. Il faut que vous soyez des pionniers de votre organisation mais cela ne va pas sans travail... Agissez, dépassez-vous, faites-vous apôtre pour une meilleure organisation de votre profession.... Que Dieu remplisse vos cœurs d’ardente charité, de dévouement les uns pour les autres. Qu’il bénisse vos œuvres... »

A Fougères, plusieurs syndicats créés après 1919 se réclament de cette sensibilité chrétienne sociale CFTC: le syndicat libre chrétien des services hospitaliers, le syndicat libre des travailleurs du livre, celui du bâtiment(1922), le syndicat de la verrerie de Laignelet, le syndicat professionnel de la métallurgie (1922), ceux des cheminots (1923) et des ouvriers boulangers (1926). Les sections (chaussure, employés de commerce) de l’Union Syndicale catholique formée par l’abbé Bridel adhèrent naturellement à la Confédération.

Une Union régionale CFTC s’organise en Bretagne en 1921 : son second Congrès régional a lieu à Fougères en 1924 où elle est bien implantée. Dans les années 20, en même temps que les syndicats verts proches de l’abbé Bridel prospèrent, les effectifs de la CGT s’étoffent au point d’atteindre près de 3800 syndiqués. Il faudra encore attendre quelques années pour que la CFTC connaisse un essor important en Bretagne mais l’impulsion est donnée pour plus de soixante ans.